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À l’entrée de

la tour de la Chemical Bank Larry tomba sur une Noire à l’air fatigué qui lui

dit qu’Alice Underwood était sans doute au vingt-quatrième étage, en train de

faire un inventaire. Il prit l’ascenseur, parfaitement conscient que les autres

passagers regardaient son front à la dérobée. La coupure ne saignait plus, mais

le sang avait séché en faisant une vilaine croûte.

Le vingt-quatrième étage était

occupé par les bureaux d’une société japonaise d’appareils photographiques. Larry

arpenta les couloirs pendant près de vingt minutes à la recherche de sa mère, avec

la désagréable impression d’être un parfait con. Les Occidentaux ne manquaient

pas, mais les Japonais étaient suffisamment nombreux pour qu’il se sente, avec

son mètre quatre-vingt-sept, un très grand con. Tous ces petits hommes et ces

petites femmes aux yeux bridés regardaient la croûte sur son front et la manche

de sa veste tachée de sang avec une inquiétante impassibilité orientale.

Derrière une immense fougère, il

découvrit finalement une porte avec l’inscription SERVICE D’ENTRETIEN. Il

tourna la poignée. La porte n’était pas fermée à clé et il regarda à l’intérieur.

Sa mère était là, dans une blouse grise informe, avec ses bas antivarices, ses

souliers à semelles de crêpe, ses cheveux pris sous une résille noire. Elle lui

tournait le dos, un registre dans une main, et semblait compter des bouteilles

de produits ménagers sur une haute étagère.

Larry sentit une envie forte et

coupable de tourner les talons et de prendre ses jambes à son cou. Revenir au

garage, à deux rues de l’immeuble de sa mère, et partir avec la Z. Oublier les

deux mois de location qu’il venait de payer pour le box. Foutre le camp. Où ?

N’importe où. Bar Harbor, dans le Maine. Tampa, en Floride. Salt Lake City, en

Utah. N’importe où, mais loin de Dewey le dealer et de cette espèce de petit

placard qui sentait le savon. Était-ce les tubes fluorescents, ou la coupure

sur son front, mais il commençait à avoir un fichu mal de tête.

Arrête donc de pleurnicher, espèce

de pédé.

Salut, maman.

Elle sursauta, mais ne se retourna

pas.

– Ah bon, te voilà. Tu as

trouvé le chemin.

– Naturellement, répondit-il

en se dandinant d’un pied sur l’autre. Je voulais m’excuser. J’aurais dû te

téléphoner hier soir…

– Oui. Pas trop tôt.

– J’étais avec Buddy. Nous… euh…

on s’est baladé. Un petit tour en ville.

– C’est ce que j’ai pensé, ou

quelque chose du genre.

Elle poussa un petit tabouret du

bout du pied, monta dessus et commença à compter les boîtes d’encaustique sur l’étagère

du haut, en les effleurant l’une après l’autre avec le pouce et l’index. Elle

devait tendre le bras chaque fois, et sa robe remontait. Au-dessus de la

lisière brune de ses bas, Larry voyait ses cuisses toutes blanches, alvéolées

comme des gaufres. Il détourna les yeux tout à coup, pensant sans trop savoir

pourquoi à ce qui était arrivé au troisième fils de Noé lorsqu’il avait regardé

son père, ivre et nu sur sa couche. Le pauvre type avait fini ses jours comme

coupeur de bois et porteur d’eau. Lui et toute sa descendance. Et c’est pour ça

que nous avons des émeutes raciales aujourd’hui, mon fils. Loué soit le Seigneur.

– Et c’est tout ce que tu

avais à me dire ? demanda-t-elle en se retournant pour la première fois.

– Je voulais te dire où j’étais,

et puis m’excuser. Ce n’est pas très gentil de ma part d’avoir oublié.

– Non, pas très. Mais tu n’es

pas toujours très gentil, Larry. Tu pensais que j’avais pu l’oublier ?

Il rougit.

– Maman, écoute…

– Tu saignes. Une

strip-teaseuse t’a donné un coup avec sa culotte ?

Elle retourna à ses étagères et, après

avoir compté toute la rangée de boîtes, nota quelque chose sur son registre.

– Quelqu’un est parti avec

deux boîtes d’encaustique la semaine dernière. Tant mieux pour lui.

– Je suis venu te dire que j’étais

désolé ! dit Larry en haussant le ton.

Elle ne sursauta pas. Mais lui un

peu.

– Tu me l’as déjà dit.

M. Geoghan va nous passer un savon si l’encaustique continue à disparaître.

– Je ne me suis pas battu, et

je n’étais pas dans un bar de strip-teaseuses. C’était simplement…

Sa voix s’éteignit. Elle se

retourna, les sourcils levés, avec cette expression sardonique qu’il

connaissait si bien.

– C’était quoi ?

Il n’eut pas le temps de trouver

un mensonge convaincant.

– C’était… euh… une spatule.

– Quelqu’un t’a pris pour un

œuf ? Vous avez dû passer une drôle de nuit, toi et ton Buddy.

Il avait encore oublié qu’elle

avait toujours le dernier mot avec lui, qu’elle l’avait toujours eu et qu’elle

l’aurait sans doute toujours.

– C’était une fille, maman. Elle

m’a lancé la spatule à la figure.

– Sûrement une bonne occase,

dit Alice Underwood en se retournant encore. Cette maudite Consuela recommence

à cacher les bons de commande. C’est pas qu’ils soient tellement utiles ; on

reçoit jamais ce qu’on demande, mais ils nous envoient plein de trucs qui servent

à rien.

– Maman, tu es fâchée ?

Elle laissa tout à coup ses mains

retomber. Ses épaules s’affaissèrent.

– Ne sois pas fâchée, murmura-t-il.

S’il te plaît. D’accord ?

Quand elle se retourna vers lui, il

vit une étincelle peu naturelle dans ses yeux – d’accord, sans doute

parfaitement naturelle, mais elle n’était certainement pas causée par les tubes

fluorescents. Et il entendit encore la buccale hygiéniste lui dire, absolument

sûre d’elle : T’es un sale mec.

Pourquoi était-il revenu lui

faire des trucs pareils… sans parler de ce qu’elle lui faisait à lui.

– Larry, dit-elle

doucement. Larry, Larry, Larry.

Un instant, il crut qu’elle n’allait

pas dire autre chose ; il se permit même d’espérer qu’il en serait ainsi.

– C’est tout ce que tu peux

dire ? reprit-elle. Ne sois pas fâchée, s’il te plaît, ne sois pas fâchée,

maman. Je t’entends à la radio, et même si je n’aime pas cette chanson que tu

chantes, je suis fière de savoir que c’est toi. Les gens me demandent si c’est

vraiment mon fils et je leur réponds : oui, c’est Larry. Je leur dis que

tu as toujours su chanter. C’est la vérité, non ?

Il hochait la tête, misérable, n’osant

plus parler.

– Je leur dis comment un

jour, au lycée, tu as pris la guitare de Donny Roberts et qu’en moins d’une

demi-heure tu jouais mieux que lui, même s’il prenait des leçons depuis des

années. Tu es doué Larry, personne n’a jamais eu besoin de me le dire, et

sûrement pas toi. Et je suppose que tu le savais, toi aussi, parce que c’est

bien la seule chose sur laquelle je t’ai jamais entendu pleurnicher. Et puis tu

es parti. Est-ce que j’en ai fait une histoire ? Non. Les jeunes doivent

partir. C’est la vie. Pas drôle, mais c’est comme ça. Ensuite, tu reviens. Est-ce

que je demande des explications ? Non. Tu reviens parce que, avec ton

disque ou sans ton disque, tu t’es fichu dans une sale affaire, là-bas, en

Californie.

– Pas du tout !

– Si. Je connais la musique.

Il y a longtemps que je suis ta mère et tu ne peux pas me la faire, Larry. Tu

as toujours cherché les histoires. Tu n’as jamais pu te tenir tranquille. Parfois,

j’ai l’impression que tu traverserais la rue pour mettre le pied dans une crotte

de chien. Dieu me pardonne, mais c’est vrai. Est-ce que je suis folle ? Non.

Est-ce que je suis déçue ? Oui. J’avais espéré que tu changerais, là-bas. Mais

tu n’as pas changé. Tu es parti comme un petit garçon dans un corps d’homme, et

tu rentres exactement pareil, sauf que tu t’es fait arranger les cheveux. Et tu

veux savoir pourquoi je crois que tu es rentré ?

Il la regardait. Il aurait voulu

lui parler. Mais il savait qu’il n’aurait pu lui dire qu’une seule chose et qu’elle

n’aurait servi à rien : Ne pleure pas, maman, tu veux bien ?

Je crois que tu es

rentré parce que tu ne savais pas où aller. Tu n’avais personne pour te ramasser.

Je n’ai jamais dit de mal de toi, Larry, même pas à ma propre sœur. Mais

puisque tu me pousses, je vais te dire exactement ce que je pense de toi. Je pense

que tu es un profiteur. Tu as toujours été un profiteur. Comme si Dieu avait

oublié quelque chose quand il t’a fait dans mon ventre. Tu n’es pas méchant, ce

n’est pas ce que je veux dire. Dans les quartiers où on a dû habiter après la

mort de ton père, tu aurais mal tourné si tu avais été méchant, c’est sûr. Je

crois que la pire chose que je t’aie jamais vu faire, c’est d’écrire un gros

mot dans le couloir quand on habitait Carstairs Avenue. Tu te souviens ?

Il se souvenait. Elle avait écrit

ce même mot sur son front avec une craie et l’avait fait tourner trois fois

avec elle autour du pâté de maisons. Il n’avait plus jamais écrit ce gros mot

nulle part, ni un autre d’ailleurs, plus jamais.

– Le pire, Larry, c’est que

tu veux bien faire. Parfois, j’ai l’impression qu’il faudrait que tu prennes un

bon coup sur la tête. On dirait que tu sais ce qui ne va pas, mais que tu ne

sais pas comment l’arranger. Et moi non plus, d’ailleurs. J’ai fait tout ce que

j’ai pu quand tu étais petit. Comme écrire ce mot sur ton front par exemple… et

crois-moi, il fallait que je sois à bout, sinon je n’aurais jamais fait une

chose pareille. Tu es un profiteur, c’est tout. Tu es revenu, parce que tu

savais que je ne pourrais pas te dire non. Pas à toi.

– Je vais m’en aller, dit-il

en crachant chaque mot comme des brins de filasse. Cet après-midi.

Puis il se souvint qu’il n’avait

probablement pas les moyens de s’en aller, au moins pas avant que Wayne lui

envoie son prochain chèque – ou ce qui en resterait quand les chiens affamés de

Los Angeles auraient pris leur morceau. Côté passif, il y avait la location du

box de la Datsun Z, et puis un solide versement qu’il devrait envoyer d’ici

vendredi, à moins qu’il n’ait envie de voir se pointer les gentils huissiers, et

il n’en avait pas envie. Et après la petite noce de la veille au soir, qui

avait commencé si innocemment avec Buddy et sa fiancée, et puis l’hygiéniste dentaire

que connaissait la fiancée, une gentille fille du Bronx, Larry, tu vas l’adorer,

très rigolote, il ne roulait vraiment pas sur l’or. Non. Pour être exact, il

était même complètement fauché. L’idée le fit paniquer. S’il s’en allait de

chez sa mère maintenant, où irait-il ? Un hôtel ? À moins de se

contenter d’un vrai sac à puces, le portier se foutrait de sa gueule et lui

dirait d’aller se faire voir ailleurs. Il n’était pas trop mal fringué, mais

ces types-là savaient. Comment ? Ils savaient, c’est tout. Ils flairaient

les portefeuilles vides.

– Ne t’en va pas, dit-elle

doucement. Ne t’en va pas, Larry. J’ai fait des courses pour toi. Peut-être que

tu as vu ce qu’il y avait dans le frigo. Et j’espérais qu’on pourrait peut-être

jouer au rami ce soir.

– Tu ne sais pas jouer au

rami, répondit-il avec un petit sourire.

– Je peux te battre à plate

couture quand je veux.

– Si je te donne quatre

cents points d’avance, peut-être…

– Qu’est-ce qu’il faut pas

entendre ! C’est plutôt moi qui devrais te donner quatre cents points. Allez,

reste, Larry. D’accord ?

– D’accord.

Pour la première fois de la

journée, il se sentait bien, vraiment bien. Une petite voix lui murmurait qu’il

était redevenu Larry le profiteur, mais il refusa de l’écouter. C’était sa mère,

après tout, et c’était elle qui lui avait demandé de rester. Elle lui avait dit

quelques petites choses pas très gentilles avant de lui demander de rester. Mais

quand on demande, on demande. Non ?

– Tiens, dit-il, je paye les

billets pour le match du 4 juillet. Avec ce que je vais te faucher ce soir, ça

ne devrait pas me coûter trop cher.

– Tu ne pourrais pas faucher

un champ de pâquerettes, dit-elle en retournant à ses étagères. Il y a des

toilettes au bout du couloir. Va donc te laver le front. Et puis prends dix

dollars dans mon sac, et va voir un film. Il y a encore quelques cinémas pas

trop mal sur la Troisième Avenue. Ne mets pas les pieds dans ces trous de la Quarante-Neuvième

et de Broadway.

– Ce sera bientôt mon tour

de te donner de l’argent. Le disque est en dix-huitième place sur le Billboard de cette semaine. Je l’ai vu chez Sam Goody en venant ici.

– Formidable. Mais dis-moi, si

tu sais pas quoi faire de ton argent, pourquoi tu n’as pas acheté la revue, au

lieu de la feuilleter chez le marchand ?

Tout à coup, il sentit quelque

chose au fond de sa gorge. Il voulut s’éclaircir la voix, mais la chose refusa

de s’en aller.

– Oublie ça, dit-elle. J’ai

une langue de vipère. Une fois qu’elle commence à frétiller, il faut qu’elle

continue jusqu’à ce qu’elle en ait assez. Tu le sais bien. Allez, prends quinze

dollars, Larry. Disons que c’est un prêt. Je suppose que je vais les revoir, d’une

façon ou d’une autre.

– Sûr et certain, tu peux me

croire.

Il s’approcha d’elle et lui prit

le bas de sa robe comme un petit garçon. Elle le regarda du haut de son

escabeau. Il se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue.

– Je t’aime maman.

Elle eut l’air surprise, non pas

du baiser, mais soit de ce qu’il venait de dire, soit du ton de sa voix.

– Mais oui, je sais, Larry.

– À propos de ce que tu

disais tout à l’heure, que j’avais des problèmes, c’est vrai. Mais rien de grave,

simplement…

Sa voix redevint aussitôt froide

et sévère. Si froide en fait qu’elle lui fit un peu peur.

– Je ne veux rien savoir de

tes histoires.

– D’accord. Écoute, maman, quel

est le meilleur cinéma par ici ?

– Le Lux Twin, mais je ne

sais pas ce qu’on y joue.

– Ça ne fait rien. Tu sais à

quoi je pense ? Il y a trois choses qu’on trouve partout en Amérique, mais

trois choses qui sont bonnes seulement à New York.

– Ah bon ? Et quoi donc ?

– Les films, le base-ball et

les hot-dogs de chez Nedick.

– Tu n’es pas bête, Larry, dit-elle

en riant. Tu n’as jamais été bête.

Il alla se laver le front aux

toilettes. Il revint et embrassa encore sa mère. Et il prit quinze dollars dans

son vieux sac noir. Et il alla voir le film qui passait au Lux. Et il vit un

atroce revenant nommé Freddy Krueger aspirer une brochette d’adolescentes dans

les sables mouvants de leurs propres rêves où toutes – sauf l’héroïne – connaissaient

une fin tragique. Il semblait bien que Freddy Krueger mourait lui aussi à la

fin, mais c’était difficile à dire. Et comme le titre du film était suivi d’un

chiffre romain et que la salle était pleine, Larry pensa que l’homme aux ongles

en lames de rasoir ne tarderait pas à revenir sur les écrans, sans savoir que

le bruit persistant qu’il entendait dans la rangée derrière lui annonçait la

fin de tout : il n’y aurait plus de suite à ce film et, très bientôt, il n’y

aurait plus de films du tout.

Dans la rangée derrière Larry, un

homme toussait.

 

le fléau
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